mercredi 16 mars 2011

003 # Civilisations fossiles

Assis en haut de la colline sur l'herbe humide de rosée, je guette chaque matin le moment où la ville de Thran s'éveillera. Au moment où le soleil drape d'or les façades de verre, de béton et d'acier des immeubles et filtre ses rayons à travers les panaches de fumée, lorsque s'étendent sur le bitume les ombres longues des gens figés dans leur mouvement, alors j'espère que la ville reprendra vie. Rêve insensé : nul ne sait quand la ville se réveillera. Bientôt, dit-on, bientôt.
Je ressens souvent l'envie de descendre dans les rues et de me mêler, incognito, aux fuyards et aux guerriers en armes. Désir insane. Nul ne peut pénétrer dans la ville. Alors, mes yeux collés aux binoculaires, je l'observe de loin, fixe ses détails jusqu'à l'envi. Ici, l'explosion inachevée d'un tank. Là, une chute interrompue. Un obus de mortier lévite, immobile, au-dessus d'un groupe d'enfants affolés aux cris figés. Dans un recoin de garage, un viol éternel. Un mort en sursis attend les balles qui ne l'atteindront jamais.
Thran, ville figée dans le temps depuis des millénaires, au moment précis de son anéantissement. Aujourd'hui, qui sait pour quelle rime, pour quelle raison se battait-on à Thran ? Un dieu ou un minerai ? − à moins que ce ne fût l'un et l'autre. Mes journées sont longues et j'ai le loisir d'y réfléchir, comme ceux qui m'ont précédé l'ont fait. À ne faire que guetter, les journées passent vite, tant le temps se contracte. Parfois, j'ai l'impression qu'il se fige pour moi aussi.
Thran n'était pas seule à être en guerre. Des traces demeurent dans le sol. Aux alentours, sur des centaines de kilomètres carrés, on trouve des cratères d'impact que l'érosion efface lentement, des éclats de métal qui remontent à la surface et, moins visible et plus insidieux, des isotopes dont la demi-vie ne finit pas. Toute la zone était en guerre mais seule Thran a été figée dans cette bulle de temps-mort. Pourquoi Thran et pas Baghd, Mosko, Nuork, Ellay, Béjin ? Ces villes-là ont également été théâtres de conflits antérieurs, malgré les désirs de leurs habitants. Seuls ceux de Thran ont survécu avec cette forme d'immortalité. Au cours des millénaires, personne n'a oublié Thran. Depuis, si les conflits n'ont pas été éradiqués, au moins ne se massacre-t-on plus avec la virulence qui a caractérisée la mise à sac de Thran. Mise à sac interrompue : à un instant, la vie et la mort suivaient leur cours. L'instant suivant, le temps cessait de s'écouler. Pourquoi, comment ? Par magie, par hasard, par une technologie inconnue ?… Qu'en sais-je, moi ?
Des millénaires durant, le temps-mort a régné sur Thran. Un laps de temps suffisant pour apprendre la leçon, s'il en est. Mais le temps-mort devient temps-lent. L'homme qui tombe est plus près du sol de quelques centimètres ; l'obus de mortier a avancé d'un décimètre en direction de sa cible ; le mort en sursis l'est de moins en moins tant les balles se rapprochent. Il sera un temps où le temps-mort cessera de l'être et je suis là, assis en haut de la colline, pour guetter cet instant où les bombes retomberont. Car il faudra alors s'occuper de ceux qui seront revenus à la vie, même si pour certains cela ne sera que temporaire. Prendre soin des vivants, des morts et des mourants, tous des fossiles d'une civilisation disparue.
En attendant cet instant, je patiente.

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